Un musée à Hobart à ne pas manquer, disait-on.
Ce matin, un bateau nous y a emmené.
Walsh parle d'un "Disneyworld subversif"...
La
pupille est dilatée et la voix éraillée, restes de la sauterie de la
veille. Multi millionnaire ou pas, David Walsh passe toutes ses nuits
dehors comme un ado enfin seul avec les copains. Le Mofo, festival de
musique qui mêle têtes d’affiche (David Byrne, PJ Harvey, Grandmaster
Flash) et nouveaux venus (Death Grips, Benjamin Skepper) bat son plein à
Hobart et laisse des séquelles sur les amateurs. Paris est à dix-sept
mille kilomètres, c’est l’été en Tasmanie et David Walsh, 51 ans, a
enfilé une veste de costard, un tee-shirt à message sur lequel une poule
pense à une autre poule.
Cheveux
grisonnants, lunettes teintées, il apparaît sorti de nulle part, à
l’entrée du Mona (Museum of Old and New Art), son musée gigantesque
dédié au sexe et à la mort. On suit le propriétaire dans son loft voisin
abandonné au chat de la maison. Sur le sol du salon, une ouverture
vitrée permet d’observer les visiteurs déambuler dans les quelque 6 000
m2 de galeries. Ainsi vit David Walsh, à deux pas de ses sarcophages
égyptiens datant de six cents ans avant Jésus-Christ, d’un Anselm Kiefer
monumental, de ce mur décoré de quatre cents vagins (signé Jamie
McCartney) et de la vie de Boltanski filmée 24 heures sur 24 et achetée
en viager (lire l’encadré).
Sa collection est estimée à
78 millions d’euros, le musée en a coûté 58. Forteresse souterraine
construite dans le grès au bord d’une rivière, l’établissement
entièrement privé se joue des conventions du milieu de l’art
contemporain faussement permissif. Walsh a voulu bâtir le Mona chez lui,
en Tasmanie, terre lointaine cachée au sud de l’Australie (dans les
quarantièmes rugissants, ce qui l’empêche de fondre au soleil). Depuis
l’ouverture du musée au nord d’Hobart, l’île aussi grande que l’Irlande
est devenue une destination chic, alors qu’elle n’était, jusque-là,
qu’une province mal aimée du pays, jugée trop pauvre et trop plouc.
L’homme des chiffres
David
Walsh, personnage hors-norme, avait probablement tout prévu. Au sens où
les probabilités n’ont aucun secret pour lui. L’Australien est atteint
depuis toujours du syndrome d’Asperger, forme d’autisme qui révèle chez
certaines personnes un génie sidérant. Walsh est de ceux-là, plus à
l’aise avec les chiffres qu’avec ses congénères. Son entourage prévient
qu’il est imprévisible, ne s’embarrasse d’aucune convenance. On le dit
moqueur, généreux, amateur de mises en boîte et de fêtes jusqu’au bout
de la nuit. Sa sociabilité est chaotique, il peut se perdre en
digressions et subitement faire le taiseux, observateur lointain et
méfiant.
En ce matin de janvier, David Walsh est dans un
bon jour, malgré la gueule de bois. L’homme ressemble plus à Richard
Branson qu’à Raymond, le personnage de
Rain Man. Lui ne compte pas les allumettes, n’apprend pas le bottin par cœur.
«Il y a huit ans il était très différent, beaucoup moins décontracté», tempère tout de même Olivier Varenne, conservateur et acheteur pour le Mona.
«A
l’époque, une interview comme celle-ci n’aurait pas été possible. Le
contact du milieu de l’art, des journalistes, sa vie avec sa compagne [Kirsha Kaechele, Américaine commissaire d’exposition et elle-même fille d’ingénieur, ndlr],
l’ont transformé.»
Prophète en son pays
En
Australie, Walsh est considéré comme une star. Son histoire fait partie
de la pop culture du pays, de celle que l’on raconte à ses enfants pour
leur faire comprendre que tout est possible. Enfant de la
working class,
élevé par sa mère, Walsh a façonné son destin sur les tapis verts. Il
découvre le jeu à l’université où il étudie les mathématiques dans les
années 70. La faculté est alors voisine du casino où il commence à jouer
au black jack et à compter les cartes.
«Je misais des petites
sommes, deux ou trois dollars, se souvient-il. Je gagnais. Je tenais des
comptes qui montraient que j’avais raison de jouer.» Il constate
que tout ce qui se passe dans un casino est une redistribution d’une
somme constante. Il est fasciné par le jeu à somme nulle. Au départ, il
navigue à vue, mais rencontre vite des
«gens qui savaient très bien ce qu’ils faisaient». Comme Zeljko Ranogajec, qui deviendra son associé. Un homme
«à la personnalité magnétique, déterminé à faire de l’argent», explique Walsh. Aujourd’hui encore, Ranogajec est considéré comme l’un des meilleurs joueurs de black jack de la planète.
«II m’a fait rentrer dans ce monde, confie Walsh.
Je me suis alors intéressé aux courses de chevaux, et c’est là que les choses sérieuses ont vraiment commencé.»
Les deux compères passeront des années dans les salles de jeu et en
marge des hippodromes. Ils sont bannis des tapis australiens. Alors ils
partent à Macau, à Sun City en Afrique du sud, en Corée. Plus Walsh
gagne et plus il a mauvaise conscience.
«Quand on est joueur et
qu’on a un minimum de sens moral – ce qui arrive rarement, je vous
l’accorde – on sait bien que l’argent gagné n’est pas tout à fait
légitime. ça nourrit un sentiment de culpabilité.» Sa
«thérapie» débutera avec ses collections, d’abord des pièces de monnaie, puis de sarcophages et plus tard, d’art contemporain.
Le joueur inspiré
En
1992, Walsh est dans un casino en Afrique du Sud, accompagné d’un ami
qui joue avec son argent. Ensemble, ils gagnent 20 000 dollars. La loi
sud-africaine n’autorise pas à sortir plus d’argent qu’on en a fait
entrer dans le pays.
«Dehors, j’ai vu une porte de la fin du XIXe
siècle dans une galerie. C’était une antiquité du Niger, elle coûtait 20
000 dollars. C’était moins compliqué d’exporter de l’art que de
l’argent. Tout a commencé comme ça.»
Sept ans plus tard, il crée un premier musée en Tasmanie.
«Aucun intérêt», dit-il. Il ressemblait à tous les autres.
«Personne n’est venu.» Il aurait pu ouvrir un casino mais il déteste les machines à sous,
«dégoûtantes et avilissantes».«Elles
affectent le cours normal de la pensée, provoquent une addiction,
stimulent des parties du cerveau qui font que vous remettez un jeton
dans la machine des heures durant. Je déteste.»
Il
met au point des programmes informatiques très pointus, fondés sur des
études statistiques, qui le rendront riche. Aujourd’hui, une centaine de
joueurs dispersés sur la planète misent pour lui sur des courses de
chevaux. Ils utilisent ses méthodes mais y ajoutent leurs lignes de
codes. Des mathématiciens, des ingénieurs, des informaticiens, des
étudiants, et même un homme qui élabore le système de feux rouges d’une
grande ville, constituent son armée de parieurs. Très
Usual Suspects.
Son réseau repose sur les mêmes principes que les
hedge funds
du monde des affaires. Ses joueurs lancent des milliers de paris sur
différentes positions qui s’annulent entre elles. Au final, ils prennent
leur marge. Les cols blancs jouent en bourse, les David Walsh jouent
aux courses…
«Je n’ai aucunement l’intention d’arrêter le jeu. ça fait partie de ma vie et c’est lucratif», admet-il, même si le Mona lui prend de plus en plus de temps.
Conçu
par Nonda Katsalidis, le bâtiment, cerné par les vignes et les
eucalyptus, a tout du parc d’attraction dont le centre de gravité se
situerait en dessous de la ceinture. A l’ouverture, en 2011, les
sceptiques jetèrent un œil teinté de mépris vers ce lieu de
«plaisir», où la première exposition était nommée
Monanism.Quadrant, magazine australien positionné à droite, voyait dans ce musée le triste reflet d’une
«civilisation en déclin».
Mais le Mona n’est pas aussi caricatural qu’il en a l’air. John Kaldor,
membre du comité international du MoMa de New York, estime dans le New
Yorker qu’il a été
«un tournant décisif dans la façon dont l’art est perçu par le grand public». Une sorte de manifeste.
Le muséographe
Walsh a d’abord enterré les salles pour inverser les rapports.
«Lorsque vous entrez au Metropolitan à New York, vous êtes dominé par l’ensemble. Je voulais l’inverse.»
Dans sa grotte moderne, il s’éloigne du classique cube blanc. On y
descend par un grand escalier circulaire, sombre et théâtral. A chaque
étage un bar et ses cocktails, qui donneraient presque à certains
l’envie de ne jamais remonter. L’une des galeries principales est
habillée de lourds rideaux de velours rouge. Sur les murs, aucune
étiquette. La désorientation fait partie du jeu. Perdre ses repères aide
à appréhender les œuvres avec un œil neuf.
«Je ne voulais pas de
textes didactiques ni de légendes. Il s’agissait de démonter les
structures qui font que les gens se sentent écrasés par quelqu’un ou
quelque chose quand ils visitent une expo. Je voulais retirer le stress
que le musée génère pour que ceux qui ne sont pas académiciens se
sentent à l’aise.»
A l’accueil, on se voit confier
un iPod. Un GPS accompagne le visiteur avec des interviews, des
historiques succincts, un bouton
like, un bouton
hate.«Dans
l’industrie de l’art, on prétend présenter des œuvres de façon neutre,
sans chercher à influencer le public. C’est de la connerie.» Au
dernier sous-sol, d’immenses murs de grès suintent l’eau, preuve que la
nature a, ici, encore des droits. Une installation fait apparaître dans
une cascade les mots les plus tapés sur Google à l’instant même :
«Obama», «data», «conflict», «flat», «Triffit» (joueur australien de
cricket).
Hipsters et familles de touristes se mélangent
aux jeunes gens chics venus de Melbourne et de l’étranger (700 000
visiteurs depuis son ouverture). Une faune qui ressemble à celle que
l’on peut croiser à Marfa, Dia:Beacon ou Naoshima au Japon, hauts lieux
arty. Ici, ils viennent voir pêle-mêle
Cloaca, la machine à
caca de Wim Delvoye, l’origine du monde transgenre de Jenny Saville ou
une tête de chat momifiée datant de l’égypte époque ptolémaïque.
Jean-Hubert Martin, longtemps conservateur au centre Pompidou, a élaboré
une vaste exposition intitulée Theatre of the world, succession de
cabinets de curiosité où il a mélangé les époques, les continents, les
intentions, les rituels. David Walsh préfère cette juxtaposition, qui
pousse le visiteur dans ses retranchements, l’extrait du face-à-face
académique dont il a l’habitude. Il a beau être mathématicien, il n’a
aucune attirance pour l’art conceptuel, qu’il ne nomme d’ailleurs pas
art.
«Le conceptuel c’est le succès d’Aristote et de Kant, l’idée
contre l’esthétique. On devrait l’appeler philosophie concrète, et non
art. L’art en lui-même ne contient pas de mots obscurs ni de concepts
compliqués.»
Dehors, autour de l’imposant bâtiment
de couleur rouille, une famille de canards croise un couple de paons
magnifiques. A voir David Walsh entouré de ses proches à la table de
l’un de ses restaurants, on comprend vite qu’il ne s’écartera jamais de
la distraction. Il ne se prive de rien. Il aime la bière et le bon vin:
il produit ses propres bouteilles. Il adore jouer au tennis: il organise
un tournoi féminin international. Il ne peut pas se passer de musique:
il lance le Mofo festival et demande à Brian Ritchie de Violent Femmes
de le diriger. Walsh est là tous les soirs au milieu de la foule, une
bière à la main, sans garde du corps. En juin, il accueillera au Mona
ses camarades scientifiques pour une exposition intitulée The Red Queen,
réflexion sur ce qui motive les artistes à créer, et dont les rênes
seront confiées, en partie, à des chercheurs. Ils joueront les
commissaires et commanderont des pièces.
Le donnant-gagnant
Le musée perd 6 millions d’euros par an mais de nouveaux projets, d’envergure, sont déjà en vue.
«Il a donné sa chemise pour l’art. Peu de gens prennent autant de risques dans ce milieu»,
rappelle Olivier Varenne, faisant référence au conflit qui a opposé le
milliardaire à l’administration fiscale ces derniers mois. Les gains
provenant du jeu ne sont pas taxés en Australie. Mais le gouvernement
considère que l’argent que gagne Walsh est bel et bien une source de
revenus. L’addition s’élevait à près de 400 millions d’euros. Walsh
aurait pu tout perdre mais a, comme toujours, fini par gagner à
l’automne dernier. Il payera, mais pas sur les gains antérieurs à 2010,
comme l’état le demandait. L’homme d’affaires a argué que son musée
était sa façon de redistribuer ses richesses. Malgré tout, il vote à
gauche, et dit comprendre François Hollande lorsque celui-ci veut taxer
les hauts revenus à 75 %. La vie de Walsh a tout d’un biopic, de ceux
qu’Hollywood affectionne. Pierre Bismuth était prêt à réaliser un film
sur lui, mais il a refusé. L’autobiographie sur laquelle il travaille
serait bientôt terminée. Finalement, qui pourrait mieux servir David
Walsh que lui-même?
Museum of Old and New Art, 655 Main road, Berriedale, Hobart, Tasmania 7011.
www.mona.net.au